Le Chantier - Pichavant


"Le chantier Pichavant"

extrait tiré de l'article de la revue
Chasse-Marée N° 53

 

Bien qu'il soit de création relativement récente, 1947, le chantier Pichavant fait aujourd'hui figure d'institution.

Né de la passion régatière de son fondateur, ce refuge de la construction classique a toujours été voué à la plaisance.

Après avoir produit des Snipes par centaines, il s'est fait un nom en construisant une impressionnante quantité de yachts, avec une prédilection pour les plans Cornu. Porté par le formidable appétit de l'après-guerre pour la plaisance, le chantier bigouden a aussi eté ébranlé par le déclin du bois. Mais il saura se ressaisir et miser son avenir sur la différence. A l'heure où tant de chantiers vacillent, celui de Pont-l'Abbé sort son épingle du jeu et démontre que le bois, grâce à l'apport des techniques modernes, reste un matériau performant.

Le chantier Pichavant construit toujours de belles unités, mais il assure aussi la restauration, l'entretien et l'hivernage de yachts classiques qui sont là entre de bonnes mains.

 

En 1945, du pauvre Ulysse il ne reste qu'une coque pourrie qui n'a pas supporté les longues années de guerre. Quand Pierre Pichavant revient de déportation, il n'a qu'une idée qui, aux pires moments, ne s'était jamais totalement estompée : renouer avec les jours heureux où, à bord du 6,50 m, en compagnie des frères Canévet, il allait courir toutes les régates de Bénodet, Concarneau, Belle-lle, la Trinité, vivant à bord comme des sauvages, se nourrissant de muscadet et de filets de maquereau... et pouvoir battre de nouveau, pour le plaisir, Nausicaa, et ses marins aux gants blancs.

 

Mais l'heure n'est plus vraiment à l'insouciance, il faut bâtir de nouveau, croire en quelque chose de fort, d'enthousiasmant, il faut aussi se débrouiller pour vivre.

 

Pierre Pichavant rencontre alors deux compagnons, deux voisins, en ce Pays bigouden où il semble désormais impossible de trouver du travail : Noël Le Berre, ancien dessinateur à l'arsenal de Brest, et Roland Caubet qui a, lui aussi, le goût des bateaux. A eux trois ils décident d'ouvrir un chantier. Ils sentent que la formidable envie de vivre de l'après-guerre annonce forcément un renouveau de la plaisance : dans les îles Glénan toutes proches, Philippe Viannay imagine l'avenir et, tout au long de la côte, on tente de réarmer les bateaux.

 

Ils trouvent un bâtiment vétuste à Pont-l'Abbé, lui remettent une toiture. L'électricité n'est pas disponible, qu'à cela ne tienne ! Ils partent pour Nantes et trouvent à la casse une machine à gaz-oiI Donge, un monstre de deux tonnes, avec un volant d'inertie qui permettra de produire de l'énergie pour la dégauchisseuse et la scie à ruban. Le démarrage se fait au pétrole sans pouvoir contrôler le sens de rotation... Une fois sur deux le volant s'élance à l'envers et iI faut tout arrêter pour espérer repartir dans le bon sens ! Mais rien ne peut entamer la détermination des trois compagnons.

 

On met tout de suite en chantier le Lion, un dériveur marconi de quatre mètres dont le prototype a été dessiné puis construit par Noël Le Berre pendant la guerre, à force de ruses et de troc : quelques pointes contre des cigarettes... Le jeune charpentier en fait une série de dix, que Roland Caubet propose en location à Loctudy ; on songe aussi à ouvrir une école de voile. On rêve, on imagine beaucoup. Mais malgré ses qualités, la série des Lions n'est pas assez connue pour remplir le carnet de commandes du chantier. C'est alors que Monsieur de Beaudouin, qui a ses attaches d'été à Loctudy et régate sur Snipe au club de voile de la basse Marne le reste de l'année, suggère à Pierre Pichavant de se lancer dans la construction de cette classe internationale florissante. Les premiers Snipes sont construits un par un, puis de façon plus rationnelle.

 

Snipes en série

Le Snipe, qui a été dessiné par William Crosby aux Etats-Unis en 1931, à l'intention des constructeurs amateurs, se prête bien, grâce à ses formes simples et développables, à la construction en série.
Dix unités sont mises en chantier simultanément et terminées en trois mois de travail. Les coques sont bordées en pin de pays, de beaux arbres choisis dans les bois du Cosquer. On utilise aussi du pin du Nord pour les membrures et la quille, et de l'orme pour l'étrave. Avec un poids minimum de 240 kilos, on peut se permettre de construire solide ! Rapidement la série s'implante dans la région et une cinquantaine d'unités naviguent entre Bénodet et Loctudy.

Particulièrement bien adaptés à la construction en petite série, les Snipes vont permettre au jeune chantier de se développer avec un matériel minimum. Les trois compagnons sauront dès le début, grâce à leur succès en compétition, imposer leur image de marque.

Le chantier tourne et le travail ne manque pas, mais le goût de la régate n'a pas abandonné Pierre Pichavant et Noël Le Berre. Chaque dimanche, les deux compagnons de travail se retrouvent concurrents en régate, luttant bord à bord sans se faire de cadeau. En 1947, Pierre Pichavant et Roland Caubet participent au championnat de France des Snipes et remportent le titre. Un grand bonheur personnel et une vraie promotion pour le chantier qui s'oriente presque exclusivement vers la construction de Snipes destinés à la compétition.

Ces bateaux sont réalisés en double bordé avec une toile enduite interposée ; ils seront par la suite construits en contreplaqué de 13 mm d'épaisseur... un luxe de finesse et de légèreté pour l'époque.

 

Les régatiers les plus exigeants viennent à l'atelier voir le traçage de leur bateau, discutant à l'infini pour exploiter au maximum les tolérances de la jauge : dérive sabre ou pivotante, emplacement de l'emplanture, mât plein ou creux, à section ronde ou ovale, rond de chute de voile... Car tout est fait sur place, y compris les voiles dont la couture est confiée à une Bigoudène en coiffe.

 

Soigneusement emballés et empilés, les Snipes seront expédiés par centaines, en caisses, vers les territoires d'outre-mer.

 

Le Salon nautique de Paris, sur les bords de la Seine, doit permettre de s'imposer sur le marché. On prépare à l'avance des "publicités" tapées une à une à la machine à écrire. Et au retour, on pavoise : deux cent cinquante demandes dont il suffit d'espérer les confirmations. Un mois plus tard, on attend toujours, et l'on déchante. Certains contacts finiront pourtant par aboutir et le chantier va produire une flottille pour l'exportation, vers l'Outre-Mer : Tahiti, Madagascar, Dakar, Alger, Oran... Les bat

eaux sont expédiés par le train et par cargo. Le conditionnement en caisse, double presque les quantités de bois utilisées mais comme rien ne se perd, une estacade en planches de récupération porte à Dakar le nom de Pichavant !

 

 

 


La mème année, Pierre Pichavant et Roland Caubet terminent neuvièmes au championnat du monde de Genève. Un beau résultat pour le Snipe français dont la voilure avait été taillée amicalement par Madame Herbulot.

Installé dans les nouveaux bâtiments de la rue du Prat, le chantier continuera à produire de nombreux Snipes. Mais cet espace généreux, autant que la rencontre avec Eugène Cornu, contribuera à orienter la production vers les yachts de croisière de construction classique.

 

Les 40 000 milles de Minos

Jacques Périn a commandé son Snipe, Minos, en 1958. A sa demande, Noël Le Berre avait rehaussé l'hiloire et lui avait donné plus de pente pour une meilleure déflexion. Chaque client pouvait ainsi exprimer ses désirs. Trente-deux ans plus tard, Jacques Péron est toujours fidèle à Minos avec lequel il a parcouru quelque 40 000 milles entre Concarneau, les îles Glénan et Lesconil. Une utilisation intensive - bien que des croiseurs n'ont pas tant de milles sous la quille ! - qui justifie largement la mise en oeuvre d'un sixième mât en spruce par le chantier Pichavant. La coque est par contre telle qu'à l'origine. Soigneusement entretenue, décapée, poncée, vernie et laquée, elle n'attend que les beaux jours pour offrir de nouveau l'inépuisable plaisir d'aller sur l'eau. Une histoire simple et riche entre un homme et son bateau que le Chasse Marée racontera par le menu dans un prochain numéro.

 

Le sloup langoustier de plaisance

Jusqu'en 1951 le chantier ne produit que des Snipes. Il en lance plus de huit cent soixante au total. Mais il faut songer à s'agrandir et, en 1952, le chantier emménage dans des bâtiments spacieux qu'il occupe toujours aujourd'hui. Cette année-là aussi la production se diversifie en s'orientant vers des unités plus importantes. Sans abandonner les Snipes, on met en chantier deux beaux sloups de type "camarétois" de huit mètres. "Nous pensons qu 'il est vain, écrit alors Pierre Pichavant, de chercher à créer, pour la croisière, des types de bateaux spéciaux car il ne nous parait pas possible de trouver un voilier qui remplisse mieux les conditions exigées par les yatchsmen qui s'intérèssent à la croisière."

 

Jasnière et Jacquou sont inspirés des lignes des petits langoustiers à cul carré et c'est d'après une demi-coque de M. Derrien, un modéliste réputé qui a bien connu les chantiers camarétois, que Noël Le Berre dessine les plans puis les gabarits. Pour cet essai on s'est entouré de garanties en contactant Auguste Tartu. Le célèbre charpentier du Fret a donné son aval, avec raison, car cette petite série, qui toutefois ne dépassera pas la vingtaine d'unités, est réellement une réussite.

Le Bruz Avel, que l'on voit ici sur les quais de Pont-l'Abbé le jour de son lancement, fut l'un des langoustiers construits sur le plan de Jasnière et Jacquou.

Le "langoustier Pichavant" - ainsi peut-on le nommer à défaut d'un nom de série - réussit le difficile compromis permettant de transformer un bateau de travail en voilier de plaisance. La flotte des langoustiers camarétois était composée de bateaux de tailles différentes, les grands culs de poule de plus de treize mètres, mais aussi des bateaux plus modestes d'une dizaine de mètres et demi-pontés, et même des bateaux creux inférieurs à sept mètres. Il n'y eut donc pas à faire véritablement d'extrapolations, ce qui conduit le plus souvent à de bien médiocres résultats.
Peut-être doit-on seulement regretter un bouchain légèrement trop doux qui conviendrait mieux à un bateau plus grand et qui contribue à le rendre un peu gîtard. Mais les qualités l'emportent largement : esthétique, manoeuvrabilité, confort sur le pont, facilité d'échouage.

 

 

Dans le même esprit, le chantier propose également un canot de 6,50 m, demi- ponté ou doté d'un petit rouf. Ses formes sont très proches de celles des misainiers bigoudens avec leur quête d'étambot marquée et leur étrave joliment élancée, même si les entrées d'eau sont beaucoup plus fines. Ces deux séries, d'une qualité de construction irréprochable, comptent encore des unités à flot bien loin d'être à bout de souffle.

 

Le travail à l'herminette, l'outil-roi du charpentier

Un des canots de 6,50 m en construction

 

Saint-Gildas ex-Jacquou transformé par François Vivier qui voulait donner à son bateau une silhouette et une finition plus proches encore des langoustiers de pêche.

De Jasnière à Pélican Le langoustier Pichavant

Disons-le sans détour, ce petit langoustier qui a contribué à la renommée du chantier a les faveurs du Chasse-Marée. Il faudrait avoir le coeur bien sec pour ne pas se laisser séduire par ce joli bateau de plaisance directement inspiré des bateaux de travail.

Dès les deux premières unités, Jasnière et Jacquou lancés par le docteur Guias et Corentin Pichavant, Noël Le Berre avait vu juste. Cela ne l'a pas empêché au cours des ans de rechercher certaines améliorations. On ne peut pas parler d'une série au sens strict du mot, chaque unité ayant ses propres qualités.

 

Globalement, la coque est une réussite, avec une silhouette tout à fait crédible et une qualité de construction qui donne du poids, "le poids" de la tradition. Derrière le pavois, le cockpit et le rouf, malgré leur finition "yachting" et l'utilisation d'acajou verni, s'intègrent bien dans le plan de pont sans donner le sentiment ambigu d'un bateau hybride. Ni jouet, ni caricature, le langoustier Pichavant est un des rares exemples d'extrapolation de bateau traditionnel à avoir su trouver une personnalité convaincante, sans faute de goût.

Mais ce bateau se prête aussi à une finition plus traditionnelle. François Vivier, architecte et collaborateur du Chasse-Marée, qui fut longtemps propriétaire du Saint-Gildas ex-Jacquou, avait effectué des travaux dans ce sens, notamment en supprimant le cockpit pour obtenir un pont d'une seule volée. Le bateau y gagnait en force et les déplacements en simplicité, avec beaucoup de place sur ce pont totalement disponible à l'abri du pavois. Cela donnait surtout à son bateau une apparence beaucoup plus proche de ses origines de bateau de travail.

 

Noël Le Berre à la barre du Pélican.

Sur ce bateau, le second de la série, la carène un peu gîtarde l'incita également à modifier le plan de voilure d'origine à fort apiquage du pic, en abaissant le centre de voilure par un plus grand allongement horizontal : avec son bout-dehors long de trois mètres, Saint-Gildas a fière allure et ressemble vraiment à un petit langoustier. Mais les bateaux suivants ont un meilleur couple de rappel grâce à une carène élargie et un lest extérieur en fonte. Cela peut leur permettre de porter un nouveau plan de voilure, dessiné par Noêl Le Berre, avec grand voile et flèche, particulièrement utile dans le petit temps.

Le dernier-né de la série, Rotondo, devenu aujourd'hui Pélican, est le préféré de Noël Le Berre : avec des entrées d'eau légèrement affinées, il gagne encore en performance dans les brises légères et passe bien mieux dans le clapot.

Un intérieur chaleureux.
A l'entrée de la rivière de l'Odet, Pélican croise Aimable Javotte au mouillage dans l'anse du Pocho, un lieu magique où nombre de misainiers ont également leur poste.

 

Demi-coque de M.Derrien

On ne peut s'étonner que d'une chose : l'absence de nouvelles unités depuis le lancement de Rotondo, que ce soit en construction classique, ou en petites lattes de bois moulé. Il y a fort à parier que le langoustier ferait ainsi le bonheur des amateurs de voiliers traditionnels... On pourrait aussi imaginer une coque en polyester avec des aménagements et un pont en bois. Les oyster-boats de croisière ainsi construits ont montré outre-Manche que l'option n'était pas impossible. Relancer la série ? Jacques Pichavant hésite encore... Alors, aux amateurs de beaux bateaux de le convaincre !

Une écoutille de poste avant, un bout-dehors pointant au-dessus du pavois, tout ce qui fait le charme des bateaux traditionnels.

A cette époque, le chantier se tourne aussi vers la plaisance classique et lance deux ou trois exemplaires du Mordicus, un petit yacht à arrière norvégien dessiné par Brix et Dauchez. Mais l'évènement décisif vient la même année d'un certain Rémi Lote qui navigue à Créteil sur un Snipe du chantier Pichavant et désire se faire construire un Bélouga. Ainsi va se créer le premier contact entre le chantier de Pont-l'Abbé et l'architecte de Sartrouville, Eugène Cornu.

Devant la carène de Men-Crenn, posant pour la postérité, de gauche à droite, Maurice Zha, le propriétaire, Eugène Cornu, Pierre Pichavant, Noël Le Berre, puis tous les compagnons ayant travaillé sur cette belle unité, Jean Calvez, Alphonse Le Pape, Yvon Le Donge, Louis Stéphan, Jacques Tanniou, Noël Bleis, Alain Le Berre, Eugène Folgoas, Jacques Bolzer, Pierre Maréchal, Noël Souron, Pierre-Jean Kerhom. Et au premier rang, Charlot Boennec, Jean Raphalen, Jean Carnot, Yves Volant, Lucien Yannic, Raymond L'Helgouach. Une photo-souvenir empreinte de fierté et de satisfaction du bel ouvrage.

 

Graal, un très élégant sloup à voûte dessiné par Eugène Cornu, le jour de son baptême.

L'ère des plans Cornu

Quelques mois plus tard, le revue Yachting souligne l'importance de l'activité du chantier :
"Le chantier nautique de Pont-l'Abbé a eu un hiver particulièrement actif : un 24 pieds sur plans Cornu, deux canots type "Sud-Breton" de 17 pieds de quille et plus de trente Snipes. Actuellement est en chantier un cruiser, également sur plans Cornu, qui sera un sister-ship de Jalina. D'autre part, la construction de Snipes ne ralentit pas et une nouvelle série de vingt-cinq vient d'être démarrée. Enfin, on achève deux Bélougas, deux Mousses, sans compter une dizaine d'annexes de toutes tailles."

 

Le 20 mars 1955, on lance Men Cren, le premier plan Cornu de grande taille, un magnifique sloup cruiser racer 9 mJI, long de 13,70m, à arrière canoë... Ce n'est qu'un début.

 

 

De fait, pendant presque vingt ans, le chantier va travailler essentiellement sur des unités de toutes tailles dessinées par Eugène Cornu. Une production qui, certaines années, prend allure de folie et laisse un peu rêveur aujourd'hui quand on découvre, au hasard d'informations publiées par la revue Le Yacht, ces quelques commentaires de photos : "Bateaux sur plans Cornu chez Pichavant à Pont-l'Abbé : deux dériveurs lestés de douze mètres, pour un déplacement de 4,6 tonnes, Banco à la finition peinture, et Santic Du, au stade d'aménagements, encadrent un dériveur lesté de 9,80 m pour 3,5 t de déplacement, Cabran, en cours de rivetage. Au premier plan, les gabarits du petit 7,60 m dit la Mouette si cher à l'architecte."

Le lancement de Men-Crenn sur la cale de Pont-l'Abbé, devant une foule impressionnante venue assister à cet instant émouvant. Une scène de fête à laquelle les Pont-l'Abbistes predront goût, au rythme toujours croissant de la production du chantier.

Ou plus encore dans Nautisme de 1963 : "A Pont-l'Abbé (Finistère) les chantiers Pichavant, qui ont dû refuser plusieurs commandes, construisent en particulier trois dériveurs lestés de onze mètres sur plans Cornu, et un cotre de quatorze mètres du même architecte destiné à Mr Bercot, directeur général de Citroën."

 

Jusqu'à la fin des années soixante, le chantier lancera quelque cent dix plans Cornu destinés à la croisière. Les bateaux de série, par dizaines, que ce soient les Bélougas, les Mouettes de 7,60 m, les 8,70 m, les 9,55 m à tableau dont le plan allongé donnera les si jolis cruisers à voûte de 10,30 m, mais aussi les yachts construits à l'unité comme le ketch norvégien de 11,75 m El Riconcilo et son sister-ship le Saint-Guénolé ou Sheba, un merveilleux 12 m à arrière canoë, les ketchs de 12,50 m et 15,50 m Rozael et Korrig. La liste est trop longue de tous ces yachts merveilleusement construits et dont la plupart naviguent toujours, aussi flambant neufs qu'aux premiers jours.

 

C'est incontestablement à cette époque que le chantier atteint une qualité de construction comparable à celle des plus grands constructeurs étrangers.
Pour chacun de ses bateaux, Eugène Cornu vient vérifier la construction. Autant dire qu'il laisse au chantier le souvenir d'un professionnel irréprochable auquel chacun essaie de répondre par un même perfectionnisme. Mais Cornu n'est pas le seul à reconnaître les qualités du chantier et d'autres grands noms de l'architecture font appel à lui pour la construction d'un bateau à l'unité : les Français, Dervin, Sergent, Auzépy-Brenneur, Pierre Lemaire, et même les étrangers célèbres, Illingworth, Sparkman et Stephens, et, plus tard, Bruce Farr. Voilà encore plus de soixante yachts lancés pendant cette période heureuse.

 

Trop beau n'a jamais manqué

Rien n'est trop beau pour construire ces bateaux : le parc à bois fait la fierté des charpentiers; on y trouve en quantité les plus beaux acajous que Pierre Pichavant fait venir du Havre grâce à M. Edouard, compagnon de la résistance et acheteur au chantier de Saint-Nazaire. Chaque fois que cela est possible, celui-ci choisit de très belles grumes et les fait charger sur wagon à destination de Pont-l'Abbé ou elles seront débitées.

Contrairement aux acajous qui doivent être stockés à l'avance pour sécher, l'acacia est acheté vert, sur pied, sur les bords de l'Odet. Là, on trouve aussi les pins maritimes qui servent à border les canots traditionnels, un bois magnifique presque imputrescible que les charpentiers appellent non sans malice "l'acajou de l'Odet". Mais parfois il faut trouver mieux encore, comme pour la construction de Stiren, un des plus beaux bateaux construits à Pont- l'Abbé sur plans Sparkman et Stephens; après avoir tracé le bateau en vraie grandeur, Noël Le Berre débite les gabarits et part en voiture avec Pierre Pichavant jusqu'au Havre pour choisir chez Charles, le grand importateur de bois, les plateaux de teck destinés aux pièces maîtresses.

 

 

Stiren

On utilise aussi les meilleures visseries en cuivre ou en bronze, qui, comme l'accastillage viennent d'Angleterre. Pour la construction de tels bateaux, l'exigence de qualité est évidente pour chacun et le rapport de confiance qui s'instaure dans Ia trilogie architecte-chantier-client contribue largement au plaisir et à la richesse du métier. Noël Le Berre se souvient qu'avant le moulage du lest de Stiren, il en avait dessiné sur calque une épure en grandeur nature qu'iI avait envoyée chez Sparkman. Par retour du courrier, la réponse arrivait : "Félicitations pour le travail d'épure - Attendre légères modifications de rapport de lest." Ainsi parvenait-on à une certaine perfection.

Il est parfois des bateaux d'exception, tellement beaux et parfaits qu'avant de faire le bonheur de leur propriétaire, ils font celui du constructeur et sa fierté pendant de longues années. Stiren devait être de ceux-là et aucune peine ne fut épargnée, aucun détail négligé pour en faire un joyau. Stiren a été lancé au printemps 1963 pour participer à la saison du Rorc et surtout à l'Admiral's cup de 1965 aux côtés de Varna II et Pen Duick II.

 

Pour mener à bien la construction de tous ces bateaux, le chantier s'est considérablement développé. Plus de quarante compagnons travaillent dans les différents corps de métiers. Les charpentiers qui sont les princes de la construction navale, puis des menuisiers-ébénistes qui réalisent avec goût les aménagements, les mats et les espars. Il y a aussi un gréeur - toutes les épissures sont faites à la main - deux forgerons pour toutes les ferrures, les bandes molles, les balcons, un mécanicien, des peintres, et trois jeunes filles à l'atelier de voilerie. Cette capacité de mener à bien la construction "de la quille à la pomme du mat" était un des atouts majeurs du chantier bigouden.

 

Bois moulé contre polyester

L'histoire du chantier Pichavant épouse celle du yachting. Dans les années soixante-dix, les coques en polyester envahissent le marché de la plaisance. Non seulement elles font une dure concurrence aux bateaux de construction classique, mais pire, elles véhiculent une idée négative du bois. Soudainement les bateaux les plus performants, les mieux dessinés, d'une qualité de contruction irréprochable, deviennent désuets, obsolètes, impossibles... Le bateau bois est un enfer où l'on ne survit qu'un pinceau à la main, la pompe de l'autre !

 

En 1974, c'est le passage à vide. Aujourd'hui encore on se demande comment le chantier a pu survivre. Un peu de réparation, la construction de petits canots, une misère ! Et pourtant pas un seul moment on ne songe à renoncer au bois.

 

Jacques Pichavant, le neveu de Pierre, a même la certitude que ce matériau peut avoir un avenir s'il est utilisé de façon moderne : le bois moulé, grâce à la qualité des colles de plus en plus fiables, devient extrêmement crédible. Comme son oncle, Jacques Pichavant est aussi un régatier, et court le plus souvent possible en Anglererre avec Illingworth. Ce sont les bateaux de course qui l'intéressent, les prototypes qui justement s'avèrent plus performants, et plus aisés à mettre en oeuvre en bois moulé qu'en polyester.

 

En 1976, Jacques entre au chantier comme directeur. Avec Pierre Pichavant et Noël Le Berre, ils élaborent une restauration du chantier et une diversification de la production. Comme aux premieres heures, on mise sur les succès en régate et en course pour asseoir la réputation du chantier. L'idée est bonne, et la machine repart suffisamment pour donner du travail à vingt compagnons.

 

Resolute Salmon, un plan Britton Chance, remporte la "One ton cup", mais une fois de plus la chance vient d'un client, Gérard Dupuy, qui casse son bateau en Suède. Il commande alors au chantier Passatore dessiné par Jean-Marie Finot. Le bateau est bien construit, trop bien et trop solide pour remporter quoi que ce soit en course. Mais Gérard Dupuy a apprécié le chantier Pichavant et lui commande deux nouveaux bateaux dessinés par Ron Holland, Gradlon qui remporte en 1977 la course de l'Aurore skippé par Gilles Gahinet, et Golden Shotock, un half-tonner vainqueur de la Semaine de La Rochelle la même année.

 

Le travail n'empêche pas de se faire plaisir et Jacques Pichavant participe à toutes les saisons de courses avec Gérard Dupuy de 1976 à 1982. Pendant cette période, le chantier lance de nombreux prototypes comme Bigouden Express, toujours sur plan Ron Holland, ou Ar Bigouden, dessiné par Joubert-Nivelt, qui remporte en 1980 le championnat du monde de la "Half ton cup" en Suède.

 

En 1983, c'est Chantier Pichavant sur plan Jouber-Nivelt, skippé par Sylvain Rosier, qui remporte la course du Figaro. Cette même année, le chantier lance la construction en petite série d'une douzaine de quarter et half-tonners; mais en 1982, la jauge I.O.R. trop complexe qui rend les bateaux invendables d'une année sur l'autre, condamne ces prototypes construits pour durer. Les coureurs se tournent vers les bateaux moins couteux en sandwich-polyester.

 

Le coup est dur. Il faut chercher ailleurs. Deux grandes vedettes en bois moulé pour les Phares et balises, Blod Wen et Mickaël, permettent de donner du travail aux compagnons en 1982 et 1983. On construit aussi pour une école de voile une petite série de dériveurs d'initiation en bois moulé (petites lattes et contre-plaqué).

 

En fin de saison, de nombreux bateaux construits au chantier y reviennent pour l'hivernage, l'entretien courant et souvent quelques réparations ou restaurations. Ici trois bateaux typiques de la production du chantier tirent les derniers bords avant leur mise à terre : le Saint-Gaston, un des petits canots de 6,50 m à rouf tout juste restauré par son propriétaire, le Pélican ex-Rotondo, dernier langoustier de la série, et le Kanthaka, un magnifique 12,50 m Cornu.

La carte de la différence

Tout cela donne le temps de trouver un nouvel équilibre. Avec sa longue expérience et ses quinze compagnons compétents dans tous les corps de métiers (charpente classique, bois moulé, forge, gréement, mécanique), le chantier Pichavant va jouer les cartes de la diversification et de la différence. Sa devise est alors de faire tout ce que les chantiers polvester ne peuvent pas faire. " Le chantier assure évidemment l'entretien, les réparations, les peintures et les vernis de tous les bateaux en bois qui lui sont restés fidèles. Pour assumer cette tâche que l'on baptise globalement "hivernage-entretien", Jacques Pichavant investit en locaux de gardiennage et en matériel de manutention.

 

Une centaine de bateaux passent ainsi la mauvaise saison sous la surveillance du chantier. Les uns à l'abri, les autres en plein air ou à flot, suivant le désir de leur propriétaire. Tous ont été dématés et dégréés, une nécessité pour vérifier l'état des espars et du gréement. Il y a aussi le Sacro-saint hivernage du moteur... la seule garantie pour un bon redémarrage au printemps. "S'occuper des bateaux en bois demande une expérience qui n'existe pas partout, commente Jacques Pichavant; un bateau bien hiverné, régulièrement examiné et entretenu évitera bien des tracas plus tard et de grosses réparations toujours coûteuses.

 

Kanthaka, construit en 1961, a su garder l'état quasi parfait du neuvage, rien de bien surprenant pour une coque soigneusement construite... mais que dire de la grand voile et de l'artimon d'origine, taillés au chantier, et qui trente ans plus tard sont encore à poste sans défaillance !

On compte aussi, depuis le renouveau d'intérêt pour les bateaux en bois, de nouveaux armateurs pour commander d'importants travaux de restauration sur des yachts classiques. Aujourd'hui, comme aux plus beaux jours du chantier, on peut voir parfois plusieurs plans Cornu en travaux. Là encore, la grande force du chantier est de pouvoir mettre en oeuvre tous les corps de métiers pour intervenir à tous les niveaux. Bien souvent, les restaurations de ces yachts classiques passent par les savoir-faire traditionnels : refaire un pont, changer un bordé, brocheter, riveter, cela ne s'improvise pas et l'expérience accumulée s'avère précieuse.

 

Dans certains cas, les bateaux de construction classique vont aussi bénéficier des techniques modernes du bois moulé ou du lamellé-collé, opérations surtout nécessaires quand la charpente d'un bateau a subi un dommage exceptionnel à la suite d'un abordage, d'un échouage ou de quelque fortune de mer ou qu'elle est particulièrement fatiguée.

 

L'exemple le plus courant est celui des bateaux classiques regréés avec des mâts métalliques. "Les propriétaires ont cru bien faire en allégeant les hauts du bateau, explique Jacques Pichavant, mais le résultat est immanquablement le même; ce n'est pas le poids du mât qui compte mais surtout les efforts qu'il transmet à la coque.

 

"Les mâts métalliques font travailler les bateaux en bois parce qu'ils doivent être ridés très raides; ainsi tout l'effort se transmet en compression sur la quille et à l'arrachement sur les cadènes et la coque. Les mâts en bois, même marconi, ne sont jamais haubanés aussi raides; ils gardent une certaine souplesse qui absorbe à la flexion une partie des efforts. Je me souviens de Vert Galant, un beau 6 m JI regréé avec un mât en aluminium, qui faisait plusieurs centaines de litres d'eau par jour, à tel point que son propriétaire le jugeait irrécupérable. L'avant du bateau a été entièrement repris jusqu'au pied de mât par une contre-étrave en bois lamellé faisant "poutre creuse". Le bateau a été sauvé et navigue toujours."

 

Pour les trois spécialistes bigoudens, la méthodé est simple et efficace : il faut regréer ces bateaux avec un mât en bois et renforcer la structure de charpente par des contre-pièces en bois lamellé; une opération relativement complexe qui redonne une nouvelle jeunesse à des bateaux fatigués structurellement, mais dont les bois sont encore très sains.

 

Les bonnes occasions
Restaurer un bateau ancien est toujours une aventure plus ou moins inquiétante. Les travaux de réparation, puis de finition s'ajoutent les uns aux autres et l'on se demande parfois quand finira la liste des interventions. Du coup le doute s'installe : un bateau ancien est-il généralement une bonne affaire ?

 

Jacques Pichavant comme Noël Le Berre estiment que le jeu en vaut souvent la chandelle : "Les bateaux classiques ont une grande valeur financière qui justifie largement, au-delà de l'approche sentimentale, des restaurations importantes. Il faut bien sur prévoir une expertise détaillée poutr bien estimer la valeur d'achat du bateau en fonction de son état réel et des travaux qui seront à réaliser. Mais après, d'un point de vue technique, presque toutes les réparations sont possibles : l'usage des colles modernes ajouté aux techniques traditionnelles permet des prodiges et le bateau restauré sera aussi solide qu'un neuf. N'oublions pas que les bateaux classiques étaient construits pour durer cinquante ans, parfois bien plus !

 

"On bénéficie souvent aussi de tout un matériel d'armement, d'un moteur, de voiles et, plus précieux encore pour l'amateur, d'un bel accastillage ancien pratiquement introuvable aujourd'hui. A mon avis on peut inciter les connaisseurs à acheter des bateaux anciens car les bonnes occasions sont majorité avec, à l'arrivée, un bateau qui coûtera le tiers ou la moitié d'une construction neuve."

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